70 millions de copies. C’est le nombre de livres qu’a vendu l’autrice américaine Sarah J. Maas avec sa série A Court of Thorns and Roses ou ACOTAR* pour les personnes initiées. L’engouement pour cette saga a tout à voir avec l’incroyable popularité de #BookTok et #Bookstagram, ces communautés qui ont propulsé les différents titres de l’avant, rendant quiconque ne les ayant pas lus, un brin mal à l’aise de ne pas être dans le coup. Et ce fut le cas pour nombre de séries et bouquins du genre. Cela dit, même si les plateformes sociales agissent comme de puissants prescripteurs, l’amour des séries de ce type ne date pas d’hier. La romance est un genre primé depuis la nuit des temps et, quand on y associe de la fantaisie, on décuple le potentiel imaginatif. Ajoutons un soupçon de violence et d’érotisme et voilà la combinaison gagnante pour un bestseller.
Mais d’abord, revenons à nos moutons (monstres, fées et loups-garous).
C’est quoi, la dark romantasy ?
Formé de fantasy et de romance, ce sont des histoires mélangeant allègrement romantisme et fantastique. L’adjectif dark pour sombre (obviously), indique que tout cela se déroule, à plus forte raison, dans un contexte de violence, conflits, trahisons et, pourquoi pas, d’interactions amoureuses, érotiques et sexuelles pas toujours super consenties (voire carrément des viols).
Un récit populaire de dark romance ? 50 Shades of Grey ! Imaginez maintenant que ça se passe dans une époque vaguement médiévale. Que l’héroïne tombe amoureuse, non pas de son patron amateur de BDSM à ses heures, mais d’une créature tyrannique qui l’a kidnappée et enfermée dans son château. Et qu’après moult péripéties, dont des trahisons et de la manipulation, la haine, qui motive chaque protagoniste, se transforme en amour sulfureux et interdit. C’est un exemple de dark romantasy.
On y trouve un savant amalgame entre violences, protagonistes complexes et torturés, danger, tensions sexuelles et érotiques liées à la domination (Ex. : « Si nous n’avons pas de relation sexuelle, je meurs ») et univers fantaisiste où tout est permis, même les choses les plus glauques. Sans oublier des dynamiques hétéronormatives qui reproduisent des codes patriarcaux, dont une forme de domination sur l’héroïne féminine par un personnage masculin — homme, créature ou entité.
Cependant, les limites de chaque lecteur·rice sont fluctuantes. La définition n’est pas non plus à couper au couteau. Certaines personnes considèrent qu’il faut absolument que ce soit extrêmement sombre, violent et incluant des scènes de sexe catégorisées comme non consenties (#NonCon), tandis que d’autres vont considérer déjà suffisante une histoire où les personnages sont moralement questionnables et les situations ambiguës, avec des relations sexuelles classées dans « dubious consent » (consentement douteux ou #DubCon).
Bref, vous l’aurez compris, il y a tout un spectre.
Fais-moi mal !
Dans un monde qui déraille, pourquoi aurait-on besoin de plus de violence ? Qu’est-ce qui fait que, dans cette époque déjà chargée de misogynie et de sexisme ordinaire, ce type de récit est si apprécié ?
Pour comprendre, revenons à la notion d’imaginaire érotique. Je compare souvent cela à un jardin : chaque personne a, dans sa tête, son propre jardin de fantasmes. On y fait pousser ce que l’on veut, des plantes les plus ordinaires aux plus exotiques. On y a la liberté de s’imaginer tout ce que l’on veut, sans contrainte et, surtout, sans réel danger. Par exemple, on sait que de nombreuses personnes ont des fantasmes de viol, sans toutefois désirer que cela se produise en vrai. C’est plutôt la « quête du lâcher-prise totale, sans culpabilité » qui est souhaitée. Dans ce lieu, on peut l’imaginer, sans conséquences.
Les lectures catégorisées dark romantasy permettent aussi d’activer l’imaginaire érotique et de vivre, à travers des personnages, certains fantasmes, souvent tabous. Par procuration, on peut expérimenter le danger, le risque et étirer les limites. C’est le principe de la catharsis du philosophe Aristote : une purgation, une libération des émotions négatives, comme l’angoisse, la peur et le stress, à travers la fiction.
Le regain pour des récits érotico-fantastiques empreints de violence n’est pas sans rappeler l’engouement pour les pratiques BDSM. Même si ça semble antinomique, celle-ci peut être recherchée pour se libérer de certaines contraintes (sociales, politiques, religieuses, physiques, genrées, etc.). On pourrait aussi y voir un parallèle avec la résurgence de la figure du daddy, qui, en quelque sorte, réhabilite la figure de l’homme cis, plutôt mise à mal depuis le mouvement #MeToo, entre autres.
L’envers de la médaille
Bien sûr, nos fantasmes sont certainement teintés par ce qui se passe dans la société et les relations de pouvoir déjà en place (ex. : une société patriarcale où la violence envers les femmes et personnes marginalisées est tolérée). Est-ce que s’emparer de ces éléments et les transformer en positif aide à transcender ce débalancement de force ? Imagine un personnage masculin arrogant, misogyne, violent qui devient ensuite un amoureux éperdu, généreux, gentil, transformé par sa quête et le contact avec l’héroïne. C’est l’amour et le bien qui gagnent au bout du compte, non ? 😍
Bon, ouste la naïveté. Ce genre de scénarios, même s’ils se terminent en amour réciproque et passionnel, n’est pas sans failles. Avant d’en arriver à une relation du genre « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants », des tas de choses problématiques ont lieu. Comme l’explique la doctorante Marine Lambolez, dans une analyse de la dark romantasy, parue dans le média The Conversation, le danger là-dedans, c’est qu’on efface les violences vécues au profit de l’histoire d’amour. Comme si l’un annule l’autre. Elle dit :
« Ce que le monstre a forcé l’héroïne à faire ne peut être vraiment répréhensible, puisqu’au fond, elle en est amoureuse. Cette réécriture fonctionne aussi pour les violences sexuelles, comme si le désir ressenti par l’héroïne à la fin de l’histoire était rétroactif, faisant alors du viol une impossibilité. »
Entendons-nous : ce type de renversement n’est pas l’apanage de la dark romantasy. Des tas de films, séries télévisées, animés et jeux vidéo reprennent cette normalisation des relations toxiques. L’autrice québécoise India Desjardins en parle d’ailleurs très bien dans son livre Mister Big et la glorification des amours toxiques (Québec Amérique, 2021). On banalise les violences et les comportements toxiques, sous prétexte que l’amour triomphe de tout. Mais ces actions, gestes et paroles sont souvent une prise de contrôle sur l’autre, pas une preuve d’amour.
Une lecture féministe ?
Toujours dans son analyse dans The Conversation, Marine Lambolez explique que oui, bien sûr, on peut voir la dark romantasy sous le prisme de la victime qui se joue du monstre, car ce dernier a absolument besoin d’elle au final (pour survivre, se réhabiliter, pour gagner un combat, etc.). Mais disons qu’elle semble plus ou moins croire que cela pourrait être féministe. Mais, dans notre époque actuelle, où le bris de confiance envers les hommes et la masculinité se fait sentir chez les jeunes générations et les moins jeunes aussi, on se doit de rester critique devant des produits culturels qui reconduisent des stéréotypes et des violences genrées qu’on essaie, tant bien que mal, d’éradiquer.
Exit la dark romantasy ?
Alors, doit-on bannir ce genre de lecture ? Personnellement, je ne crois pas que la censure soit une option viable. De tels récits peuvent tout à fait exister, offrir un bon moment de lecture, faire fantasmer et, pourquoi pas, amener à réfléchir. L’important, c’est de se rappeler que ça reste de la fiction et que, comme tout produit culturel, elle est le fruit de la société d’où elle émerge. Avec ses bons et mauvais côtés. Ce qui n’empêche pas de les apprécier quand même et de les savourer pour ce qu’ils sont : une histoire divertissante qui change les idées et qui donne peut-être envie de sortir son jouet de sa table de chevet.
Toutefois, on peut aussi aspirer à transformer les archétypes habituels qui, selon l’autrice française Claire Duvivier, « vire[nt] facilement au stéréotype et tend[ent] à uniformiser les silhouettes qu’on peut retrouver d’un livre de fantasy à l’autre ». On a le droit de rêver que la dark romance offre de nouveaux horizons, qu’elle défie les clichés et qu’elle nous amène ailleurs. Duvivier ajoute d’ailleurs :
« Il faudrait que ces narrations soient portées par d’autres rôles, d’autres valeurs […] Le souci de l’autre, l’intuition, la prudence, la persévérance, la solidarité. La quête collective, dont l’accomplissement dépasse le seul ou la seule protagoniste. […] Avec ces nouveaux rôles, nous pourrions parvenir à de nouveaux types de récits […]. »
Juste pour faire changement, de temps en temps.
*ACOTAR n’est pas toujours vu comme de la dark romantasy, mais il contient tout de même plusieurs éléments qui peuvent le qualifier comme tels (personnages moralement ambigus, traumas, etc.).
Crédit photo principale: cottonbro studio





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